L’orthographe lexicale

L'orthographe française, un système complexe

Comme toutes les langues alphabétiques, le français repose sur la correspondance entre des phonèmes et des graphèmes. Le phonème se définit comme la plus petite unité de son signifiante, et le graphème correspondant est la transcription graphique de ce son. Ainsi, le mot écrit “génial” traduit, en six graphèmes (contenant chacun une seule lettre), une suite de six phonèmes : /ʒenjal/.

Cependant, si l’orthographe française est une des plus difficiles à apprendre, c’est notamment parce que pour transcrire 37 phonèmes, le scripteur francophone dispose de 26 lettres qui, prises isolément ou combinées entre elles, constituent plus de 130 graphèmes ! Plusieurs particularités peuvent ainsi complexifier l’écriture des mots entendus.

  1. L’orthographe française compte de nombreuses lettres non prononcées (ex. : souris, franc, hibou, bonheur…).
  2. Dans certains cas, pour transcrire un seul phonème, il est nécessaire d’utiliser un graphème composé de plusieurs lettres (poule, monde, main…).
  3. Un même phonème peut être transcrit par différents graphèmes, selon les mots dans lesquels il apparait (cf. les graphies du son /ɛ/ dans aigle, jouet, ennemi, peine, fièvre, mêler, Noël…).
  4. Un même graphème peut traduire différents phonèmes, selon les mots dans lesquels il se trouve (cf. les différentes prononciations du « c » dans calme, cible, second…).
  5. Certains mots (nommés “homophones”) se prononcent de la même manière, mais s’écrivent différemment (ver, vers, verre, vert, vair).

Il est, en fait, extrêmement rare que l’on puisse s’appuyer uniquement sur la prononciation d’un mot pour l’écrire correctement. Par conséquent, pour apprendre l’orthographe, un élève francophone, puisqu’il ne peut se fier à la seule correspondance “lettres-sons”, doit se constituer, tout au long de sa scolarité, un “vocabulaire orthographique de base”, en mémorisant progressivement des mots fréquemment rencontrés. Cela est particulièrement important pour pouvoir orthographier les mots “opaques” (ex. : carotte), pour lesquels plusieurs graphies sont phonologiquement plausibles (ex. : *karot, *quarrotte…). 

Cette constitution progressive d’un “stock” de formes orthographiques s’avère extrêmement utile au développement d’autres compétences. Non seulement elle permet à l’élève de s’exprimer plus rapidement et de manière plus univoque à l’écrit, mais en outre, plus le vocabulaire orthographique de l’enfant est riche, plus sa lecture sera fluide (du point de vue de la rapidité et de la prononciation) et efficace (du point de vue de la compréhension), et plus l’appropriation de vocabulaire nouveau sera facile pour lui[1]. Il y a donc un véritable enjeu à donner accès à tous les élèves (notamment aux plus faibles en lecture et en écriture) à une orthographe lexicale de qualité.

[1] Voir notamment Ouzoulias (2011) : “De bonnes connaissances orthographiques rendent possible une identification directe des mots donnant un accès immédiat à la signification portée par le contexte. (…)  » (p. 2) ; plus le sujet connait de mots écrits et plus il lui est facile d’en mémoriser de nouveaux, car les premiers constituent des modèles auxquels les mots nouveaux seront ensuite assimilés.” (p. 5).

Apprendre l'orthographe lexicale ?

De nombreuses personnes entretiennent la croyance qu’on est bon en orthographe ou qu’on ne l’est pas, un peu comme s’il s’agissait d’une fatalité. Au même titre que la “bosse des maths” ou la créativité, certains en disposeraient de manière innée et d’autres pas. C’est un pur mythe pédagogique.

En réalité, l’orthographe lexicale, cela s’apprend. Il s’agit en grande partie d’un processus de mémorisation qui semble s’effectuer sans efforts, comme inconsciemment, chez certains élèves, et qui demande à d’autres un apprentissage.

Le travail qui consiste à “mettre les mots dans sa tête” peut sembler décourageant si l’on considère le nombre impressionnant de mots couramment utilisés à l’écrit. Néanmoins, ce travail repose aussi sur des compétences de réflexion et d’analyse ainsi que sur le recours à des formes déjà connues. Par conséquent, plus l’élève connait de mots, plus il est capable d’en orthographier de nouveaux en s’appuyant sur ses connaissances antérieures. Mieux l’enfant comprend le fonctionnement du système orthographique et plus il a de stratégies de mémorisation à sa disposition, plus son apprentissage sera rapide et efficace.

Le rôle de l’enseignant est donc de soutenir l’élève dans la mémorisation d’un vocabulaire orthographique de base, en mettant en œuvre, en classe, des activités qui permettront à tous :

  • de s’outiller de stratégies de mémorisation efficaces, de les verbaliser et de s’entrainer à les utiliser;
  • de manipuler les mots pour mieux comprendre comment ils sont construits;
  • de découvrir et de structurer les régularités de l’orthographe française;
  • d’avancer progressivement vers une étude autonome;
  • de soutenir la mémorisation en utilisant régulièrement les mots appris.

Plusieurs leviers peuvent être activés afin d’atteindre ces objectifs. Ainsi, il est indispensable que ces stratégies soient enseignées explicitement en classe par le biais de mini-leçons et de tableaux d’ancrage. De plus, le choix des mots à faire apprendre aux élèves et les dispositifs pédagogiques jouent un rôle essentiel.

Des listes de mots progressives et structurées

La constitution de listes de mots pertinentes est le fondement d’un enseignement efficace de l’orthographe lexicale. Lorsque les mots à étudier sont présentés de manière structurée et progressive, et non simplement par ordre alphabétique, il devient alors possible de les analyser, d’en dégager des règles de fonctionnement et d’alléger le travail de mémorisation.

“Plus l’usage d’un mot est fréquent et plus il a de chances d’être maitrisé, et ce quelle que soit sa complexité” (Jaffré dans Brissaud & Cogis, 2011, p. 80). En effet, ce qui donne du sens à l’apprentissage et favorise la mémorisation, c’est la fréquence d’utilisation des mots à l’écrit. Celle-ci garantit un transfert durable des apprentissages dans les textes du quotidien. Plus les mots à étudier sont familiers à l’élève, plus il en comprend la signification, plus il est amené à les utiliser dans ses propres écrits et plus l’apprentissage est efficace.

Installer un mur de mots en classe

L’enseignant qui travaille avec de jeunes élèves peut s’inspirer de listes de mots fréquents telles que celle de J. Giasson (voir référentiel Français-Langues anciennes, FWB, 2021, p. 41). Il peut installer, dans sa classe, un mur de mots, qui recevra d’abord les prénoms des élèves, puis des mots-outils ou des mots opaques fréquemment rencontrés dans des situations de lecture ou nécessaires à la réalisation de tâches d’écriture (les mots transparents – tels que “papa”, “le” ou “animal” – ne sont pas visés par les activités de mémorisation, dans la mesure où l’élève peut s’appuyer sur des stratégies de phonographie pour les écrire).

Le mur de mots constitue un soutien intéressant pour le jeune élève qui s’essaie à la production d’écrits personnels : il y trouve, rien qu’en levant les yeux, des mots utiles pour construire des phrases signifiantes. Tour à tour, les mots présents sur le mur depuis un certain temps en sont retirés, après avoir été mémorisés en classe.

Des listes de mots articulées autour de problématiques orthographiques

Quand les élèves sont familiarisés avec les mots opaques très fréquents et qu’ils commencent à adopter une posture réflexive par rapport à la langue, il est possible de dégager des régularités orthographiques permettant de guider l’écriture de mots nouveaux. Ainsi, lorsque les mots “chance”, “framboise”, “vampire” et “plancher” apparaissent dans une même liste, il devient possible de s’appuyer sur une règle de l’orthographe française (le son /ɑ ̃/ s’écrit avec un m devant un b ou un p) pour soutenir la mémorisation. La comparaison des mots d’une même liste articulée autour d’un point d’orthographe particulier (ex. : comment écrire le son /ɑ ̃/ : “an”, “en”, “an” ou “am” ?)  favorise le processus de mémorisation dans la mesure où elle permet de “mettre dans sa tête” plusieurs mots qui se ressemblent ou se distinguent sur ce point. La découverte de telles régularités permettra aussi à l’élève d’écrire avec moins d’efforts d’autres mots contenant cette même particularité.

Parfois, ce ne sont pas des règles mais des stratégies de manipulation des mots qui peuvent soutenir l’élève dans l’apprentissage. Ainsi, la comparaison des mots “drap” (> draper), “bas” (> basse) et “combat” (> combattre) permet de constater qu’en faisant dériver ou varier un mot, il est souvent possible de “faire sonner” la lettre finale muette. Même si cette stratégie n’est pas toujours applicable, elle contribue à outiller l’élève pour la compréhension et la maitrise d’une orthographe souvent a priori perçue comme arbitraire. Cette stratégie soulage également la mémorisation. Toutefois, elle n’est accessible qu’aux élèves qui disposent d’un bagage lexical suffisant pour opérer ces opérations morphologiques.

Certains outils interactifs, tels que la liste orthographique du MELS, permettent à l’enseignant de concevoir des listes de mots pertinentes et adaptées à l’âge des élèves, en orientant la recherche de mots selon des critères orthographiques ou phonographiques.

Des rituels pour apprendre (à apprendre)

Dans de nombreuses classes, les listes sont distribuées en début d’année aux élèves qui les étudient en autonomie à la maison en vue d’une évaluation périodique en classe. En général, les enseignants constatent une très faible progression dans les résultats, quels que soient les efforts dont ils usent pour motiver les élèves ou faire corriger les graphies erronées. Les élèves qui usent inconsciemment de stratégies de mémorisation efficaces et/ou ceux qui peuvent compter sur un soutien familial averti produisent de bons résultats. Les plus faibles restent faibles et confirment l’opinion négative qu’ils ont de leurs propres compétences en orthographe. Bien souvent, ils baissent les bras. Comment, dès lors, rendre l’étude des mots plus efficace pour tous? Comment faire progresser ceux qui en ont le plus besoin?

Vers une étude autonome

Certaines activités d’orthographe lexicale, qui font une large place à la verbalisation des stratégies, apprennent aux élèves à apprendre et les mènent ainsi progressivement vers l’autonomie. La planification des séances joue un rôle crucial dans ce processus. L’enseignant consacre plus de temps à l’apprentissage des mots en classe en début d’année et, progressivement, l’élève avance vers une étude en complète autonomie.
1- Au début de l’année scolaire, l’enseignant familiarise les élèves avec certaines stratégies de mémorisation efficaces.
2- Les semaines suivantes, une ou deux séances de 15 minutes sont consacrées chaque jour à l’étude des mots de la liste hebdomadaire en classe à travers des activités ludiques, brèves et variées, librement choisies par l’enseignant en fonction de ses affinités, des gouts des élèves ou des effets observés. Les activités de découverte amènent à observer les mots de chaque nouvelle liste afin de dégager progressivement une structuration de règles et/ou de stratégies. Les activités d’entrainement reposent sur la manipulation mentale des mots de manière à les “mettre dans sa tête ”. Il est conseillé de procéder ainsi pendant au moins six semaines, le congé d’automne pouvant constituer une balise.
3- Lorsque l’enseignant constate que la classe est suffisamment à l’aise avec les stratégies de mémorisation, les séances de découverte
ou d’entrainement en classe s’espacent progressivement et alternent avec des séances d’étude autonome.

 

Listes de mots organisées autour de problématiques orthographiques. À chaque entrainement, l’élève pointe en rouge les mots qu’il ne sait pas écrire et en vert ceux qu’il maitrise déjà.

Des activités brèves et variées

4 séances de 15 minutes valent mieux qu’une séance de 60 minutes. Il est intéressant d’organiser quotidiennement des rituels d’une quinzaine de minutes, portant sur un nombre limité de mots. Cela permet d’éviter la lassitude des élèves ainsi que la surcharge cognitive. Les activités sont construites de manière à favoriser l’engagement de tous, notamment par le recours à l’oral. L’utilisation d’ardoises est également souvent suggérée: elle donne un certain dynamisme à la séance tout en favorisant la participation et la réflexion de tous, puisqu’une hypothèse écrite est dans ce cas attendue de chacun. L’enseignant peut, quant à lui, prendre régulièrement le pouls des stratégies, des connaissances et de la progression de chaque élève. Il peut également aisément exploiter avec toute la classe des réponses observées sur certaines ardoises où des “erreurs intéressantes” ont été produites.

La manipulation mentale des mots

Il n’est pas toujours aisé d’aider un élève à fixer durablement dans sa mémoire les mots difficiles. L’activité qui consiste à recopier un certain nombre de fois le mot qui pose problème ne s’avère pas efficace pour tous. Elle semble avoir plus d’impact sur les élèves les plus forts que sur ceux qui en auraient le plus besoin. C’est que cette activité ne garantit pas que l’enfant “met” véritablement le mot “dans sa tête”.

Pour augmenter les chances de mémorisation du mot, il est intéressant de proposer des activités qui poussent l’élève à passer par la phase de l’évocation. Ce terme désigne le moment où, après la perception de l’objet d’apprentissage (dans ce cas-ci, le mot à étudier), l’élève s’en fait une représentation mentale (visuelle, auditive ou kinesthésique) qu’il ira rechercher dans sa tête au moment de la restitution. Par exemple lors de la dictée d’évaluation, mais également dans tous les moments d’entrainement et de rappel qui précèdent et suivent cette évaluation. Or, lorsqu’il recopie, l’élève peut s’appuyer sur sa perception visuelle du mot au moment même où il le restitue par écrit. Rien de garantit dès lors que, lors de cette activité, il évoque également mentalement le mot. Bien sûr, ceux qui y sont habitués le font inconsciemment, mais les orthographieurs moins habiles ne mettent souvent pas spontanément ce processus en œuvre. Pour cette même raison, il n’est pas garanti qu’un élève améliore son orthographe en lisant davantage, comme il est parfois conseillé de faire. En effet, lors de la lecture d’un récit par exemple, le cerveau génère prioritairement des images mentales liées au contenu et permettant de se représenter le décor, de s’identifier au personnage, de suivre le fil de l’histoire. Le lecteur ne se focalise pas sur les lettres qui constituent les mots qu’il lit.

Dès lors, pour favoriser l’évocation, l’enseignant proposera à l’élève des situations où il n’écrit pas le mot à apprendre en même temps qu’il le perçoit. Les activités Orthographe lexicale et Copie couloir amènent ainsi l’élève à “transporter le mot dans sa tête” et à verbaliser les stratégies utilisées. Lorsque les élèves sont suffisamment autonomes, des activités d’entrainement ludiques telles que la copie relais l’exercent à la manipulation mentale des mots et à la régulation de ses stratégies.

Une mise en projet et des bilans réguliers

Pour augmenter les chances d’ancrer les mots nouveaux dans la mémoire à long terme, le seul geste de “stockage mental” ne suffit pas. En amont, il importe que l’élève se projette dans une situation concrète d’utilisation des mots. En aval, des moments de rappel sont nécessaires pour réactiver la mémoire de ces mots, c’est-à-dire aller rechercher leur image mentale. C’est pourquoi, régulièrement, les élèves sont invités à écrire une phrase contenant des mots appris les semaines précédentes. Le rituel de la phrase dictée du jour permet ainsi de renforcer la mémorisation et amène les élèves à développer des stratégies d’analyse utiles pour le développement de l’orthographe grammaticale.

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